Les anciens de Clinchamp racontent que parfois au coeur de la nuit un vent
mystérieux traverse le village, emportant la raison des égarés qui en cette
heure tardive traînent dans les rues, les champs et chemins alentours.
Une plainte se ferait entendre au-dessus des toits, telle une voix issue du
fond des légendes, d'après les vieux (ils ne savent pas trop de quoi il s'agit,
en réalité), et qui ressemblent tantôt à des gémissements, tantôt à des rires
moqueurs, selon les interprétations des uns et des autres...
Sanglots ou ricanements, la manifestation sonore n'en reste pas moins
extraordinaire, incompréhensible. Et peu importe comment est qualifiée cette
chose, toujours est-il qu'elle intrigue et effraie les habitants.
On s'est même interrogé en haut lieu : quelques articles de furent
publiés dans le canard local au sujet de ce "fantôme hurlant", en le tournant à
chaque fois gentiment en dérision. Peut-être pour rassurer la population,
apaiser les rumeurs...
Les rares réveillés osant sortir pour aller à la rencontre de ce mystère
reviennent hagards, ne disent mot et sont pétrifiés -ou bien ne cessent de
trembler-, comme si confrontés à l'inexplicable, ils avaient connu là la plus
grande émotion de leur vie.
Mais le plus terrifiant dans cette histoire, c'est que leur regard semble
émerveillé.
Quant aux imprudents s'étant attardés à l'extérieur, surpris par le
phénomène, ils sont entraînés plus loin dans l'inconnu.
Plus longuement exposés à une force qui les dépasse, on les retrouve à
l'aube endormis dans les fossés, au bord des routes, au milieu des bois,
assommés par un choc intense. On les découvre ainsi étendus en des lieux
improbables. Et là encore, un détail à faire frémir : on devine un étrange
sourire qui se fige sur leurs lèvres...
Et plus tard, après avoir repris leurs esprits, incapables de rapporter de
manière intelligible ce qu'il s'est passé durant leur sortie, n'ayant pas les
mots, bloqués par leur vocabulaire limité, ils préfèrent demeurer silencieux.
Jusqu'à ce que, las de leur mutisme, plus personne n'en parle.
Mais quel génie nocturne sème ainsi cette flamme énigmatique dans les âmes
béotiennes de ces gens emmenés malgré eux dans un voyage sans nom, là-bas, dans
ce clocher reculé de la Haute-Marne ?
La vérité, c'est que tous ces "malheureux" ont été touchés par le souffle
inexprimable de la Poésie.
Ces soupirs entendus au-dessus de leurs têtes, ces clameurs confuses, ils
ne le savent pas mais c'était en fait l'ardente prière des poètes, les
trompettes des chantres des Arts, les lyres des muses et déesses éprises de
légèretés... En somme, l'appel des hauteurs. Ni plus ni moins que les dieux de
l'Olympe s'adressant prioritairement aux bovins bipèdes de Clinchamp !
Quelques-uns de ces crottés ont été plus profondément atteints que d'autres
par leur secrète musique : ceux que l'on a ramassé au petit matin, inertes dans
les herbes.
Charmés par le chant intime de la beauté, envoûtés par ces violons rendus
subitement audibles grâce à une éphémère et miraculeuse ouverture de leur nature
grossière et étriquée, ces lourdauds chanceux ont tout simplement été ravis de
leur habituel plancher des vaches pour goûter au ciel des subtilités dont ils
sont ordinairement privés...
Un rêve dont nul d'entre eux ne revient jamais indemne en ce trou extrême
dans lequel ils sont encroûtés, où le poids du prosaïsme provoque ce genre de
réaction paradoxale. Comme des étoiles endormies qui de temps à autre s'allument
au contact d'une étincelle de conscience.
Secoués par un bonheur d'essence spirituelle, ils reviennent de leur
expérience complètement abasourdis.
Certes toujours aussi épais dans leur apparence, mais heureux.
Voilà toute l'explication à cette diablerie.
VOIR LA VIVEO :
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