11 mars 2024

99 - Vent de mystère à Clinchamp

Les anciens de Clinchamp racontent que parfois au coeur de la nuit un vent mystérieux traverse le village, emportant la raison des égarés qui en cette heure tardive traînent dans les rues, les champs et chemins alentours.
 
Une plainte se ferait entendre au-dessus des toits, telle une voix issue du fond des légendes, d'après les vieux (ils ne savent pas trop de quoi il s'agit, en réalité), et qui ressemblent tantôt à des gémissements, tantôt à des rires moqueurs, selon les interprétations des uns et des autres...
 
Sanglots ou ricanements, la manifestation sonore n'en reste pas moins extraordinaire, incompréhensible. Et peu importe comment est qualifiée cette chose, toujours est-il qu'elle intrigue et effraie les habitants.
 
On s'est même interrogé en haut lieu : quelques articles de furent publiés dans le canard local au sujet de ce "fantôme hurlant", en le tournant à chaque fois gentiment en dérision. Peut-être pour rassurer la population, apaiser les rumeurs...
 
Les rares réveillés osant sortir pour aller à la rencontre de ce mystère reviennent hagards, ne disent mot et sont pétrifiés -ou bien ne cessent de trembler-, comme si confrontés à l'inexplicable, ils avaient connu là la plus grande émotion de leur vie.
 
Mais le plus terrifiant dans cette histoire, c'est que leur regard semble émerveillé.
 
Quant aux imprudents s'étant attardés à l'extérieur, surpris par le phénomène, ils sont entraînés plus loin dans l'inconnu.
 
Plus longuement exposés à une force qui les dépasse, on les retrouve à l'aube endormis dans les fossés, au bord des routes, au milieu des bois, assommés par un choc intense. On les découvre ainsi étendus en des lieux improbables. Et là encore, un détail à faire frémir : on devine un étrange sourire qui se fige sur leurs lèvres...
 
Et plus tard, après avoir repris leurs esprits, incapables de rapporter de manière intelligible ce qu'il s'est passé durant leur sortie, n'ayant pas les mots, bloqués par leur vocabulaire limité, ils préfèrent demeurer silencieux. Jusqu'à ce que, las de leur mutisme, plus personne n'en parle.
 
Mais quel génie nocturne sème ainsi cette flamme énigmatique dans les âmes béotiennes de ces gens emmenés malgré eux dans un voyage sans nom, là-bas, dans ce clocher reculé de la Haute-Marne ?
 
La vérité, c'est que tous ces "malheureux" ont été touchés par le souffle inexprimable de la Poésie.
 
Ces soupirs entendus au-dessus de leurs têtes, ces clameurs confuses, ils ne le savent pas mais c'était en fait l'ardente prière des poètes, les trompettes des chantres des Arts, les lyres des muses et déesses éprises de légèretés... En somme, l'appel des hauteurs. Ni plus ni moins que les dieux de l'Olympe s'adressant prioritairement aux bovins bipèdes de Clinchamp !
 
Quelques-uns de ces crottés ont été plus profondément atteints que d'autres par leur secrète musique : ceux que l'on a ramassé au petit matin, inertes dans les herbes.
 
Charmés par le chant intime de la beauté, envoûtés par ces violons rendus subitement audibles grâce à une éphémère et miraculeuse ouverture de leur nature grossière et étriquée, ces lourdauds chanceux ont tout simplement été ravis de leur habituel plancher des vaches pour goûter au ciel des subtilités dont ils sont ordinairement privés...
 
Un rêve dont nul d'entre eux ne revient jamais indemne en ce trou extrême dans lequel ils sont encroûtés, où le poids du prosaïsme provoque ce genre de réaction paradoxale. Comme des étoiles endormies qui de temps à autre s'allument au contact d'une étincelle de conscience.
 
Secoués par un bonheur d'essence spirituelle, ils reviennent de leur expérience complètement abasourdis.
 
Certes toujours aussi épais dans leur apparence, mais heureux.

Voilà toute l'explication à cette diablerie.

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L'auteur du blog

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J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".