19 septembre 2023

69 - Les champs de Clinchamp

Si vous rêvez de vous faire oublier de ce siècle, de vous égarer sous d'autres étoiles, de vous enraciner dans un univers vertigineusement plat, exilez-vous à Clinchamp ! Autour de ce village les champs sont des infinis à portée de semelle, d'éblouissantes galaxies crotteuses, des océans de fécond ennui et des gouffres de lumineuse mélancolie.
 
Croyez l'austère esthète que je suis : vous ne vous déplairez pas dans cette campagne brute, plombée, mortelle, pour peu que vous soyez sensibles aux charmes des horizons sans gloire, des ciels en larmes et des épouvantails à visages mornes.
 
Les vaches auront pour vous des séductions de gargouilles, comme des rochers chaleureux éparpillés dans les prés. Les crépuscules illumineront vos âmes assoiffées de quiétude sépulcrale. Chaque journée passée en ces terres de pétrification sera comme un interminable et inoubliable dimanche de léthargie qui vous procurera une sensation d'éternité.
 
Rien ne s'oublie en ce pays où rien ne se passe ! Les moindres insignifiances y valent de l'or, en termes de vécu. Les événements pèsent lourds en cette contrée ignorée de la Haute-Marne, précisément parce qu'ils sont légers.
 
Une simple bouse au bord du chemin, quelques ombres dans la prairie, une brise dans les herbes éparses peuvent faire l'objet de romans, de fantasmes, de suppositions à n'en plus finir... Etre source de préoccupations soudaines, d'introspections enflammées... Enrichir de longues soirées solitaires de réflexions, peupler des nuits d'espoirs ou d'inquiétudes...
 
Là-bas le temps ne se compte pas en heures ou durées quelconques mais en nuages, en attentes, en soupirs, en éclaircies ou bien en pluies. L'évasion y est toujours verticale : soit on s'attarde sur les lourdeurs du présent, on stagne sur le sol, on s'enlise dans la boue, soit on s'envole en direction opposée à la poussière et aux cailloux.
 
L'avantage inattendu de ce trou à bovidés, c'est qu'il donne des ailes aux hommes éveillés comme aux rats crevés. Il fait oublier les pesants artifices de la civilisation pour les remplacer par des petits riens de prix.
 
Les espaces terreux de Clinchamp, qu'ils soient creusés de sillons ou en friche, pleins de torpeur ou remplis de déprimante humidité sont de ternes immensités où l'esprit se déleste de ses propres petitesses que, vous les citadins, vous prenez pour des grandeurs.

Tel est le miracle qu'opère ce lieu totalement dénué d'attrait.

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L'auteur du blog

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J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".