05 mai 2023

43 - Le bossu de Clinchamp

Dans les années mille-neuf-cent-soixante-dix les anciens de Clinchamp gardaient le souvenir d'un bossu ayant vécu à l'orée du village. Nous parlons ici d'une histoire datant d'un temps, totalement révolu, où dans les campagnes reculées bien des situations n'étaient pas aussi formelles ni aussi nettement définies qu'aujourd'hui.
 
Il était encore possible de croiser de véritables légendes vivantes. Vêtues de haillons ou de lustre, surmontées de chapeaux de mendiants ou bien soutenues de cannes de prophètes... Il suffisait pour cela de s'enfoncer dans les profondeurs obscures de la France, d'oser s'aventurer dans les recoins oubliés de nos provinces.
 
Certaines localités pétrifiées dans les habitudes ancestrales, enracinées dans les traditions, paralysées par la superstition, demeuraient délicieusement embourbées dans un siècle de sabots et de charrues à boeufs, de fagots et de paille, de ténèbres et de chandelles.
 
A cette époque, c'est-à-dire aux environs de mille-huit-cent-quatre-vingt-dix, des semi-vagabonds vivaient vaguement en symbiose avec la friche et l'humus au fond des bois, des  poètes ermites à moitié fous trouvaient refuge sous des toits de cabanes et il arrivait que des masures abritassent des hôtes hirsutes et solitaires tous droits sortis de fables ancestrales...
 
Un royaume intime et désuet peuplé de hiboux, de cloches d'églises, de vieilles vestes aux odeurs de foin,  de vieux chênes et de puits où des figures imaginaires -mais peut-être aussi réelles- hantaient les nuits.
 
Un univers insolite, étrange et effrayant à la fois, caché mais authentique, qui enflammait les veillées, intriguait les curieux, faisait frémir les enfants. Et enchantait les rêveurs.
 
Ainsi l'homme tordu de ces terres perdues marqua-t-il particulièrement les esprits de ses contemporains en incarnant à lui seul tous les mystères tournant autour de ces drôles d'oiseaux haut perchés dans leur nid de plume et de mythes.
 
Il roupillait parfois dans au bord des fossés, ivre d'azur ou de vin on ne savait pas trop... Il chantait faux et fort à la messe, récoltait l'eau de pluie pour faire sa soupe, ajoutait des racines dans sa marmite pour améliorer sa fricassée du dimanche, allait quérir son pain en jouant du tambour afin que chacun sût qu'il mangeait la même miche chrétienne que les autres, rendait volontiers service à quiconque en échange de lait de chèvre ou de gibier de braconnage...
 
Ses frasques innombrables faisait tantôt rire, tantôt peur. On le voyait surgir partout où on ne s'y attendait jamais. De fait, on le guettait à chaque tournant ! Dans le moindre trou, sur n'importe quel sommet, dans quelque improbable endroit on pouvait le surprendre !
 
Il sortait inopinément la tête de la lucarne du clocher, bondissait d'une souche comme un lutin pour aller se rouler au milieu d'un tapis de pâquerettes, pataugeait dans les mares en compagnie des grenouilles, courait à travers les sentiers à la poursuite de papillons, errait nocturnement dans la sylve muni d'une lanterne rouge à la recherche d'on ne sait quelle chimère, vagabondait le jour en quête d'herbes médicinales, glanait des trésors saisonniers dans les champs avec, sur son dos courbé, un gros sac qui lui faisait une seconde bosse...
 
Personnage inoubliable qui a pourtant été effacé des mémoires depuis belle lurette ! Les derniers a avoir évoqué son ombre difforme ne sont déjà plus de ce monde.

Que l'on me permette ici de remettre à la lumière ce petit bonhomme farfelu venu de la Lune ou tombé de l'aile d'un ange malicieux, dont le nom ne m'a malheureusement pas été précisé et qui constitua un des joyaux de Clinchamp.

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L'auteur du blog

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J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".