Vous les incrédules, laissez-moi vous raconter jusqu'au bout et sans me
couper l'histoire à peine croyable de cette ermite d'un autre temps ayant vécu
dans une cabane isolée à l'orée d'un bois, à deux kilomètres du village de
Clinchamp.
Ecoutez d'abord, doutez ensuite si cela vous chante, cela m'est bien
égal.
La vieille femme née à la fin du XIXème siècle avait définitivement adopté
les moeurs de l'âge de la chandelle et du charbon. Depuis toute petite elle
avait chaussé les sabots d'une civilisation révolue, sans les avoir jamais
quittés. Devenue quasi centenaire à l'ère de l'informatique, elle continuait à
courir les champs sur des semelles de frêne et à confectionner des fagots pour
éclairer son âtre !
Les rares hôtes -ou intrus- des années deux-mille ayant pénétré sous le
toit sommaire de cette rescapée de l'époque de la vapeur, ont découvert d'un
coup l'antre d'une authentique chouette !
Plus précisément, le foyer enchanteur, chaleureux, romantique d'une
vieillarde mi-fée, mi-paysanne. A moins que cela ne fût, aux yeux de certains,
plus proche de la tanière rustique et effrayante d'une corneille mi-sorcière,
mi-ascète... Un choc esthético-culturel mémorable pour ces visiteurs, en tout
cas. Bref, là survivaient depuis des décennies les reliques d'un univers hors de
nos normes, loin de toute modernité, étranger à nos idées.
Qu'on le perçut clair ou bien sombre, l'animal était de toute beauté. Avec
ses allures de spectre, sa tête de légende, ses occupations d'un passé oublié,
l'antique créature tout en rides et regards perçants apparaissait comme un mythe
de chair et de chiffons. Ou un pur cauchemar échappé d'une fable...
Un mystère en guenilles.
Seul en pleine campagne, l'oiseau étrange vêtu de tissus agrestes passait
ses journées à vagabonder dans les alentours, allant et venant entre bosquets
ombreux et fossés vespéraux, matins de brumes et crépuscules de poussière, terre
battue et horizon onirique, soit en quête de branches mortes pour son feu, de
vagues tubercules comestibles ou de plantes médicinales pour sa marmite, soit à
la rencontre d'autres volatiles de plumes, de soie ou de haillons pour tenir
compagnie à son âme sauvage. La recluse fréquentait indifféremment les
chats-huants et les humains, pourvu qu'ils partageassent son goût de la sobriété
verbale.
Echanger le plus strict essentiel la comblait de satisfaction. De son point
de vue, même un simple "bonjour" passait pour un artifice de trop. Bien qu'elle n'eût refusé la présence ni d'un rat ni d'un bipède, la proximité de ces êtres,
aussi silencieux fussent-ils, ne constituait nullement une priorité. Aussi
avait-elle une nette préférence pour l'amitié des tombes, l'escorte des ombres,
les flammes de la nuit.
Mais quelle bête fantastique habitait dans cette bicoque entourée d'herbes
folles ?
Les soirs d'automne on pouvait voir, dit-on, une lueur survoler les pâtures
endormies. Des égarés de minuit affirmaient avoir capté de drôles de murmures
dans les airs. Des formes lumineuses, aussi floues qu'inexpliquées, surgissaient
des ténèbres pour s'évanouir aussitôt dans les limbes de l'incertitude. Des
dormeurs furent réveillés par d'inhabituels hululements et quelques-uns d'entre
eux virent à travers leur fenêtre une silhouette éphémère rayonnant d'une pâleur
lunaire... Les ailes d'on ne sait quel gibier nocturne battaient lourdement
au-dessus des jardins, autour du clocher... Rien de vraiment sûr, certes. Mais
comment être formel quand l'imagination la plus vive se mêle aux furtives
réalités de l'obscurité ?
Toujours est-il qu'en ce pays du merveilleux, l'aube se levait parfois sur
des soupirs ou des soulagements...
Mais plus prosaïquement, les habitants des environs apercevaient souvent
l'épouvantail marcher dans la plaine, telle une figure familière. Cependant tous
se tenaient à distance de cette errante solitaire. On la savait issue d'un
royaume si obscur... Crainte et respectée, moquée, épiée, maudite ou bénie, elle
inspirait dans les coeurs les fleurs les plus puantes comme les plus flatteuses
épines...
Il faut dire que la passagère des chemins abandonnés faisait surtout peur
aux citadins et aux adultes superstitieux. Mais suscitait la joie des enfants
!
Un jour des chasseurs la trouvèrent morte étendue sur l'humus, aux abords
d'un fourré, la main étreignant encore un sac rempli de pissenlits.
Nul n'a vraiment su de quoi vivait cette gueuse énigmatique, toujours
heureuse et secrète sous son ciel de Clinchamp. Elle semblait immortelle dans
ses oripeaux de ladre et sous ses airs de fantôme éblouissant.
Voici ce qui reste de son humble logis (voir la photo). Si de passage en
Haute-Marne vous empruntez une route menant vers l'inconnu et que vous tombez
sur cet improbable baraque, arrêtez-vous donc un instant en ce lieu et
recueillez-vous, car ici, durant presque cent ans, vécut, bien caché du monde, un
personnage digne d'un conte de Perrault.
Peut-être même entendrez-vous encore ses pas faire crisser les feuilles
mortes dans le vent.
La cabane se trouve ici exactement :
VOIR LA VIDEO :
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