25 mars 2023

26 - La clocharde de Clinchamp

Vous les incrédules, laissez-moi vous raconter jusqu'au bout et sans me couper l'histoire à peine croyable de cette ermite d'un autre temps ayant vécu dans une cabane isolée à l'orée d'un bois, à deux kilomètres du village de Clinchamp.
 
Ecoutez d'abord, doutez ensuite si cela vous chante, cela m'est bien égal.
 
La vieille femme née à la fin du XIXème siècle avait définitivement adopté les moeurs de l'âge de la chandelle et du charbon. Depuis toute petite elle avait chaussé les sabots d'une civilisation révolue, sans les avoir jamais quittés. Devenue quasi centenaire à l'ère de l'informatique, elle continuait à courir les champs sur des semelles de frêne et à confectionner des fagots pour éclairer son âtre !
 
Les rares hôtes -ou intrus- des années deux-mille ayant pénétré sous le toit sommaire de cette rescapée de l'époque de la vapeur, ont découvert d'un coup l'antre d'une authentique chouette !
 
Plus précisément, le foyer enchanteur, chaleureux, romantique d'une vieillarde mi-fée, mi-paysanne. A moins que cela ne fût, aux yeux de certains, plus proche de la tanière rustique et effrayante d'une corneille mi-sorcière, mi-ascète... Un choc esthético-culturel mémorable pour ces visiteurs, en tout cas. Bref, là survivaient depuis des décennies les reliques d'un univers hors de nos normes, loin de toute modernité, étranger à nos idées.
 
Qu'on le perçut clair ou bien sombre, l'animal était de toute beauté. Avec ses allures de spectre, sa tête de légende, ses occupations d'un passé oublié, l'antique créature tout en rides et regards perçants apparaissait comme un mythe de chair et de chiffons. Ou un pur cauchemar échappé d'une fable...
 
Un mystère en guenilles.
 
Seul en pleine campagne, l'oiseau étrange vêtu de tissus agrestes passait ses journées à vagabonder dans les alentours, allant et venant entre bosquets ombreux et fossés vespéraux, matins de brumes et crépuscules de poussière, terre battue et horizon onirique, soit en quête de branches mortes pour son feu, de vagues tubercules comestibles ou de plantes médicinales pour sa marmite, soit à la rencontre d'autres volatiles de plumes, de soie ou de haillons pour tenir compagnie à son âme sauvage. La recluse fréquentait indifféremment les chats-huants et les humains, pourvu qu'ils partageassent son goût de la sobriété verbale.
 
Echanger le plus strict essentiel la comblait de satisfaction. De son point de vue, même un simple "bonjour" passait pour un artifice de trop. Bien qu'elle ne refusait la présence ni d'un rat ni d'un bipède, la proximité de ces êtres, aussi silencieux fussent-ils, ne constituait nullement une priorité. Aussi avait-elle une nette préférence pour l'amitié des tombes, l'escorte des ombres, les flammes de la nuit.
 
Mais quelle bête fantastique habitait dans cette bicoque entourée d'herbes folles ?
 
Les soirs d'automne on pouvait voir, dit-on, une lueur survoler les pâtures endormies. Des égarés de minuit affirmaient avoir capté de drôles de murmures dans les airs. Des formes lumineuses, aussi floues qu'inexpliquées, surgissaient des ténèbres pour s'évanouir aussitôt dans les limbes de l'incertitude. Des dormeurs furent réveillés par d'inhabituels hululements et quelques-uns d'entre eux virent à travers leur fenêtre une silhouette éphémère rayonnant d'une pâleur lunaire... Les ailes d'on ne sait quel gibier nocturne battaient lourdement au-dessus des jardins, autour du clocher... Rien de vraiment sûr, certes. Mais comment être formel quand l'imagination la plus vive se mêle aux furtives réalités de l'obscurité ?
 
Toujours est-il qu'en ce pays du merveilleux, l'aube se levait parfois sur des soupirs ou des soulagements...
 
Mais plus prosaïquement, les habitants des environs apercevaient souvent l'épouvantail marcher dans la plaine, telle une figure familière. Cependant tous se tenaient à distance de cette errante solitaire. On la savait issue d'un royaume si obscur... Crainte et respectée, moquée, épiée, maudite ou bénie, elle inspirait dans les coeurs les fleurs les plus puantes comme les plus flatteuses épines...
 
Il faut dire que la passagère des chemins abandonnés faisait surtout peur aux citadins et aux adultes superstitieux. Mais suscitait la joie des enfants !
 
Un jour des chasseurs la trouvèrent morte étendue sur l'humus, aux abords d'un fourré, la main étreignant encore un sac rempli de pissenlits.
 
Nul n'a vraiment su de quoi vivait cette gueuse énigmatique, toujours heureuse et secrète sous son ciel de Clinchamp. Elle semblait immortelle dans ses oripeaux de ladre et sous ses airs de fantôme éblouissant.
 
Voici ce qui reste de son humble logis (voir la photo). Si de passage en Haute-Marne vous empruntez une route menant vers l'inconnu et que vous tombez sur cet improbable baraque, arrêtez-vous donc un instant en ce lieu et recueillez-vous, car ici, durant presque cent ans, vécut, bien caché du monde, un personnage digne d'un conte de Perrault.

Peut-être même entendrez-vous encore ses pas faire crisser les feuilles mortes dans le vent.

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L'auteur du blog

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J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".