08 avril 2023

30 - Le rustaud de Clinchamp

Dans les années 1920 vivait à Clinchamp, seul dans sa ferme un peu à l'écart du village, Alphonse Varesle, surnommé tantôt "le rustaud", tantôt "le costaud".
 
Une sorte d'ogre en guenilles aux moeurs comparables à celles d'une authentique bête des cavernes. Un hôte des grottes en grosses bottes, tout en pognes de fer et poils hirsutes. Fort aimable au demeurant. Mais totalement crotté des semelles à la moustache. Un esprit enseveli sous d'insoulevables couches de roches mentales, une caboche obstruée par des gouffres d'obscurités préhistoriques, un crâne de granit figé par des siècles de sédiments et de glace...
 
Cet animal sans nuance incarnait le recul de tous les progrès, la pétrification des pires archaïsmes, le triomphe du marécage sur l'éther.
 
C'était un épouvantail musculeux modelé à la hache des pensées rétrogrades.
 
Un immuable silex, un loup des temps ancestraux, un sommet de neiges vierges, une écorce à l'état brut.
 
Bref, la curiosité du coin, le monstre des bois, une souche vivante aux traits mi-sangliers, mi-chênes.
 
Alphonse mangeait sans faire de manières. A la mode des pourceaux. "Nul besoin de couverts pour se nourrir", répétait-il sans cesse... Et dans le fond il n'avait point tort. Il récupérait des quignons de vieux pain jetés aux poules de ses voisins pour s'en faire des festins, bien installé au bord des fossés. Il croquait encore les pommes aigres tombées depuis  les charrettes dans les chemins, buvait à pleines gorgées des litres de lait extraits à même des pis des bovidés croisés "par hasard" dans les pâturages, se rassasiait de flopées de pissenlits, se gavait de baies sauvages le jour ou de fraises "trouvées" nocturnement dans les jardins des habitations alentours.
 
Vrai gueux mais roi de la récupération jusqu'au sordide, il ne voulait rien laisser se perdre. Débordant de charité envers lui-même, ce qui lui tombait sous la main disparaissait aussitôt dans sa panse. Quitte à aller piétiner légèrement les carrés privés des autres... Mais lui, appelait cela "glaner".
 
Dans son garde-manger garni de mouches et visité par des rats dodus, on pouvait découvrir des mets rustiques et consistants tels que tartes aux grenouilles de l'étang municipal, jardinière de légumes du potager du curé et mijotés de lapins à la braconne...
 
Se vêtir de vestes et se parer de couleurs ? Quelle idée saugrenue ! Raffinement absolument inutile, puisqu'il ne sortait de sa basse-cour que pour aller courir après des crapauds plutôt que des princesses...
 
Des sacs à patates faisaient tout aussi bien l'affaire. Autant sous le vent qu'à l'étable, car en toutes saisons cet épais tissu de lin l'accompagnait de ses rassurantes rugosités dans ses aventures boueuses, résistait à ses audaces de déraciné de la modernité.
 
Et qu'ils sentissent le fumier ou fussent couverts de poussière, quelle importance à ses yeux ? Plaire à ses vaches valait mieux, selon lui, qu'agréer à ses semblables : les trésors lactés qu'il en tirait passaient avant le tact.
 
Indépendamment de ses frasques et autres habitudes discutables, notre héros des mares et de l'humus savait comme personne mettre en valeur les richesses de la terre, loin, très loin des vacuités de l'homme de salon aux chaussures fines. Sous ses sabots d'indécrottable pèquenaud poussaient, en effet, les plus beaux fruits du sillon qu'on pût voir dans toute la contrée.
 
Cet ours des champs à la patte verte était devenu un mythe dans ce microcosme champêtre, mais aujourd'hui il a été oublié.
 
Sauf que... Lorsque je marche dans la bouse, que j'entends une génisse uriner bruyamment ou que mes pas me mènent dans des brumes sans issue ou vers les ombres définitives des plaines crépusculaires, là-bas à Clinchamp, autour de moi se réveillent des parfums enfouis, surgissent des éclats mystérieux, apparaissent des images voilées improbables... A travers lesquels je crois discerner la silhouette énorme et extravagante de cet Alphonse fantasque, lourd et bourru.

Et cependant aussi poétiquement peu correct qu'indirectement aérien.

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L'auteur du blog

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J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".