28 mars 2023

28 - La Joconde de Clinchamp

Dans les années 1940, en pleine tempête martiale, vivait à Clinchamp une femme que l'on surnommait "la Joconde" du fait de sa chevelure brune intense et de son charme florentin.
 
Tandis que la France tremblait face à l'envahisseur allemand, la vivante peinture menait une existence détachée et facile, jouissant sans restriction des faveurs de l'ennemi. Sa beauté lui conférant tous les privilèges, elle en usait aussi bien pour améliorer l'ordinaire que pour goûter aux ivresses interdites.
 
Avec l'habitude de l'opulence et du confort, même les abus passaient pour des dus à ses yeux. Grâce à ce sésame octroyé par sa seule naissance, même en pleine tourmente elle osait ouvrir toutes les portes. Aucune ne lui résistait. Si bien qu'elle estimait normal d'être si bien reçue à la kommandantur.
 
Et surtout, si bien récompensée pour ses services...
 
Bref, l'infâme collaborait allègrement : chez elle il y avait du beurre et de la bonne soupe tous les jours. Les galants en vert-de-gris se succédaient dans son alcôve. Epanouie, l'âme légère, la bourse engraissée, la vie était belle pour l'occupée. Les rires alliées à la bonne chère ne faisaient qu'embellir la française... Elle méritait effectivement d'être peinte et exposée dans les plus prestigieux musées !
 
Les "temps difficiles" pour elle se maintenaient au beau fixe. Ce qui, évidemment, faisait jaser dans le village. Cependant même ses détracteurs, résistants ou simples citoyens, ne pouvaient nier l'irrésistible attraction qu'exerçait sur eux la traîtresse, aussi ignobles que fussent ses actes.
 
Cette figure locale présentait en outre des facettes sombres et éclatantes, ce qui formait des contrastes aussi révoltants que fascinants. Par exemple, lorsqu'elle se promenait le soir seule à travers les bois, on aurait dit une fée partant à la rencontre d'elfes. Sa face de muse devenait onirique sous les frondaisons et son corps de déesse se confondant avec les troncs dans la brume prenait des allures irréelles. Ou bien quand elle se baignait dans quelque étang, la vision ressemblait à un tableau de Watteau ! Heureux le chasseur qui avait pu la surprendre au détour d'un chemin en train de s'ébattre dans les flots ! Pour lui, cela équivalait à épier du gibier de l'Olympe.
 
Ha ! Qu'on était loin des sinistres réalités de la guerre devant ce rêve éveillé !
 
Difficile, même pour un coeur meurtri par ses outrages commis envers la France et ses coopérations et coucheries avec l'adversaire, de rester de marbre face à tant d'attraits...
 
L'idée de devoir exécuter l'incarnation du chef-d'oeuvre de Vinci ne plaisait pas particulièrement aux hommes, même sous les pires orages du siècle.
 
A la Libération, elle fut épargnée.
 
Mais désormais on l'appelait "la face de Bosch".

(De Jérôme Bosch)

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L'auteur du blog

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J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".