25 juillet 2023

58 - Clinchamp vers 1970

Dans les années mille-neuf-cent-soixante-dix, Clinchamp irradiait d'une joie trouble, entre feu blanc et morne mélancolie. Comme un dimanche plein de soleil sur une campagne semée de tombeaux.
 
Quelques habitants mystérieux vêtus de chapeaux d'un autre temps et de bottes aussi légères que des rêves traversaient les champs de blé, survolaient les ruisseaux et voltigeaient dans des clartés idéales, ainsi que des oiseaux aux plumes fabuleuses. Le village se trouvait alors plongé au centre d'un tourbillon vertigineux et extatique dont le sommet désignait de lointaines contrées enfiévrées du Cosmos, qui à l'heure actuelle ne subsistent plus.
 
Ou plutôt, que plus personne n'est capable de percevoir.
 
Il s'y racontait des histoires folles, oniriques, éthériques, fantasmagoriques, entre lumières d'été et ténèbres d'hiver, poussière des étables et ciel des pâturages, aube de mars et crépuscule de septembre, féérie des nuits étoilées et réalité des jours de pluie. Des romans vécus auxquels nul ne croirait aujourd'hui, parce que trop vrais pour ce monde factice, aseptisé, standardisé.
 
Des visiteurs venus d'on ne sais où dormaient dans les bois et ne se réveillaient qu'après après avoir atteint des rivages d'éternité, tout au fond de leurs herbes perdues. Dans cette localité au nom d'oubli, au visage dans le vague, aux horizons plats, les chemins débordaient d'ondes, de flammes, d'ombres. Et tout devenait possible. Surtout lorsqu'on n'y attendait pas grand chose. Il suffisait juste d'emprunter la voie royale tellement naturelle : celle qui, depuis toujours, se présente sous chaque pas audacieux.
 
Les formes qu'on y voyait au-dessus des terres étaient aussi pesantes que des nuages, et ces fumées au loin semblaient aussi présentes que des âmes, aussi intimes que des songes. Ce théâtre avait un public de désincarnés, d'ailés, de poètes et de rats. Et les hiboux, à cette époque, ressemblaient aux hommes éveillés, avec leurs grands yeux ouverts sur l'infini.
 
Des femmes séjournant dans des cabanes secrètes, issues de hauteurs incommensurables, d'espaces étranges et indescriptibles, ou bien  tout simplement égarées en ces lieux tels des papillons virevoltant au gré des fleurs et du vent, allaient et venaient entre les vaches et l'azur, les arbres et les grenouilles, les fossés et les cailloux, ivres d'air pur, de liberté et d'amour.

C'était en mille-neuf-cent-soixante-douze exactement. J'avais six ans seulement, et je ne savais pas encore qu'il existait un tel paradis d'insignifiances mêlées d'immensités.

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L'auteur du blog

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J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".