10 août 2023

62 - Un épouvantail à Clinchamp

A Clinchamp ainsi que partout ailleurs, il faut parfois protéger le sillon fragile contre le bec affamé. C'est ainsi que certaines années, selon les aléas des saisons, le paysage est passagèrement hanté, ici et là, par deux ou trois ermites de bois et de foin, figés dans une posture inquiétante censée éloigner les voraces volatiles...
 
Sauf qu'un jour, vers les années mille neuf-cent-quatre-vingt, dans un champ de ce clocher situé à l'autre bout de l'Univers connu, l'on aperçut une silhouette pas comme les autres. Un épouvantail plus vivant que nature, tout en bras écartés et cheveux fous, à la face pénétrante et à la présence marmoréenne !
 
Un fulgurant intrus planté là par un poète excentrique, peut-être. Ou bien un artiste sublime. Ou alors un idiot au génie ignoré. Ou tout banalement un paysan du coin. Bref, l'effrayante apparence brillait pareil à un astre noir dans la campagne.
 
Avec ses airs de pantin vivant, ses allures mi-humaines mi-arbre, sa tête de prince, ses traits énigmatiques et son regard fixant mystérieusement l'horizon, la statue de paille en imposait. Inspirant effroi à certain, admiration à d'autres, ce fantôme des labours apparaissait aux yeux de tous telle une véritable personne, tant le rêve qu'il incarnait ressemblait au réel.
 
On venait le voir en pleine nuit, aussi bien sous le clair de lune que sous les plus épaisses ténèbres, comme s'il eût s'agit d'un devin, d'une auguste figure champêtre ou d'une représentation surnaturelle. Entre légende immémoriale et féérie intemporelle. Etait-ce un personnage doté de pouvoirs secrets ? Une sorte de prophète silencieux aux paroles oniriques et aux présages graves ? Une illustre compagnie aux effets fabuleux ? Comment savoir ?
 
Le spectre repoussait les oiseaux mais attirait à lui les gens curieux, les enfants étonnés, les âmes profondes, les esprits légers, les jeunes filles romantiques, mais surtout les vieillards bouleversés de retrouver ce visage de leur jeunesse enfoui dans leurs souvenirs presque éteints... Visiblement, pour ces derniers ce mannequin des vents était un revenant des temps anciens. Dans leur enfance ils avaient déjà rencontré ce croquemitaine des terres cultivées et des herbes hautes, autour de ce même village. C'est dire si cette commune est vraiment très spéciale, bien que parfaitement inconnue du reste de la France...
 
Et soixante-dix ans après, de toute évidence, leur plus lointain cauchemar était revenu en ces lieux si particuliers de la Haute-Marne, sous forme non plus humaine mais à travers cette effigie dégingandée trônant sur la glèbe. Eux seuls savaient qui se cachait en réalité derrière cette ombre vive, cette flamme soupirante, cette chandelle triste. Ils avaient reconnu cet homme pour avoir croisé sa route durant la guerre "14-18".
 
Réapparu ici, semblable à un seigneur vêtu de haillons, afin de témoigner sa peine, pour que nul n'oublie ses épreuves, pas même les corbeaux.

Ce que peu d'habitants n'osent croire aujourd'hui, c'est que les vieux l'appelaient, pleins de crainte et de respect, "l'égaré des tranchées".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

L'auteur du blog

Ma photo
J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".